C'est à Cuba, au printemps 1998, que pour la première fois j'ai osé photographier les gens dans la rue ou dans leur intimité. La chaleur, la générosité et la spontanéité des Cubains y ont sans doute énormément contribué. À part deux traversées de l'île, faites de nuit, en bus, dans des conditions plutôt épiques, je passai mon temps - une quinzaine de jours - à arpenter dans tous les sens les rues de la Vieille Havane, en évitant les lieux les plus touristiques : un tout petit périmètre, en somme, mais tellement riche, tellement vivant, tellement passionnant!
Ce fut une immersion magnifique. La somme de rencontres, d'échanges, de bavardages, de choses vues et entendues, alliée à cette grande première que constituait pour moi le basculement vers ce "style" de photo, dont l'attrait et le caractère naturel, évident, s'imposèrent à moi immédiatement et définitivement, fut une expérience inoubliable.
Je ne saurais m'engager sur la situation actuelle à Cuba, mais en 1998 le pays était, sauf exception, en état de grande décrépitude. Une certaine misère s'y était installée : pas une misère noire, mais un dénuement généralisé, sourd et lancinant, fait de magasins vides, de privations quotidiennes et d'espoir en berne. Une misère accompagnée, entre autres, de débrouillardise obligée, de marché noir et de prostitution. Fatigue et mélancolie étaient omniprésentes. Les gens, dans les rues, semblaient attendre quelque chose... un miracle, du travail, des promesses enfin tenues... une occasion de faire la fête ou de reprendre espoir.
Mais il faut aussi parler de cette joie de vivre néanmoins, de cette capacité d'enthousiasme, qui semblaient intactes et coexistaient réellement avec cette attente, avec cette mélancolie. Isolés, écartelés entre idéaux égalitaires communistes et disette de la "période spéciale" depuis la chute du Mur (le grand frère russe n'assurait plus son soutien historique), tentation capitaliste et vieux restes de sorcellerie vaudou, reliés au monde et à sa richesse uniquement par les touristes dont ils avaient officiellement l'interdiction d'utiliser les dollars, les Cubains traversaient cette phase difficile dans la douleur, mais sans cesser de chanter, de jouer, de s'embrasser, de bavarder bruyamment, de rire, de danser à tout moment de la journée, et en tous lieux - ce n'est pas un cliché!
Lors du grand défilé (spontanée et / ou obligatoire) du premier-mai, au cours duquel un cortège de 700 000 personnes traversa la ville pour atteindre la Place de la Révolution et le podium présidentiel, je vis une population résignée et désabusée en même temps que joyeuse et danseuse de salsa.
Accueillants, optimistes, bienveillants, facétieux, les Cubains vivent en bon remue-ménage les uns avec les autres, contre mauvaise fortune bon coeur.